Un malade d’Alzheimer sur trois est atteint de dénutrition
Joël Jaouen
Président de France Alzheimer depuis 2015 et vice-président du Collectif interassociatif sur la santé (Ciss) Bretagne.
Le Collectif de lutte contre la dénutrition : On estime à 40 % le pourcentage des malades d’Alzheimer touchés par la dénutrition. Est-ce un sujet fréquemment évoqué au sein de votre association ?
Joël Jaouen : Toute personne qui a un proche atteint par la maladie d’Alzheimer, ce qui est le cas de la plupart des membres de notre association, a connu des problèmes liés à l’alimentation. La dénutrition commence en général au début de la maladie, par une banale perte de poids, et prend une dimension croissante au fur et à mesure que l’on s’approche de la fin de vie, avec l’aggravation des troubles de la communication et du comportement. C’est donc une préoccupation permanente pour l’aidant qui découvre progressivement l’importance de la gestion de l’alimentation. Dans les formations que nous organisons pour les aidants, nous insistons sur l’importance du repas, temps privilégié entre la personne malade et son proche. Ce qui est certain, c’est qu’il y a une forte demande de formation de la part des aidants autour de la question nutritionnelle.
CLD : Quels types de conseils donnez-vous aux aidants qui accompagnent un malade d’Alzheimer ?
JJ : Nos recommandations portent principalement sur la vie au quotidien : vérifier que le réfrigérateur ne contient pas de produits périmés, s’assurer que l’alimentation est diversifiée, ne pas mettre trop de plats sur la table… Le message que l’on essaie de faire passer avant tout est que la personne malade doit être accompagnée au moment de la prise du repas. Il ne suffit pas de faire les courses à sa place, il faut également s’assurer qu’elle mange. C’est tout le problème du portage des repas : lorsque les plateaux sont livrés dans la matinée et le vendredi pour tout le week-end, les personnes malades oublient leur existence. De nombreux aidants nous rapportent les avoir retrouvés consciencieusement empilés et rangés, mais pleins, ou avoir constaté que leur proche ne mangeait que les aliments de couleur et jetait le reste à la poubelle (purée, fromage, yaourt, œuf…). Il arrive également que les personnes malades stockent la nourriture comme elles le faisaient après la guerre. C’est le principe des souvenirs antérogrades : la personne perd la mémoire immédiate et réactualise des souvenirs anciens. Nous essayons également de déterminer si le patient se nourrit, car l’alimentation représente un coût élevé : ainsi, à un stade plus évolué de la maladie, il est nécessaire de recourir à des compléments nutritionnels oraux qui sont vendus en pharmacie. Nous mettons alors en place au besoin des stratégies d’accompagnement.
CLD : Certaines études suggèrent que la dénutrition peut être un facteur prédictif de la maladie d’Alzheimer. Quels sont les signes qui doivent alerter l’entourage ?
JJ : Le problème de la maladie d’Alzheimer, c’est qu’elle se manifeste de manière insidieuse. Très souvent, elle est liée à une période de dépression antérieure au diagnostic, qui peut être un point d’entrée dans la dénutrition. Toute la question est de savoir si lutter contre la dénutrition, c’est lutter contre la dépression et participer à la prévention de l’installation de la maladie d’Alzheimer. Ce qui est certain, c’est que l’association des troubles dépressifs et des pertes cognitives (notamment la perte de mémoire) entraîne à terme une dénutrition, ou en tout cas une perte de poids importante, dont les causes doivent être explorées. On sait en effet que les atteintes cérébrales entraînent une augmentation des dépenses énergétiques, et donc un risque de dénutrition qui peut être aggravé par la modification du sentiment de faim. Le problème est que cette modification peut se traduire aussi bien par une anorexie que par des comportements boulimiques. La dénutrition n’est donc pas nécessairement un symptôme précoce de la maladie, mais elle constitue dans 100 % des cas une comorbidité chez les patients en fin de vie en raison notamment des troubles de la déglutition et de la disparition des repères temporels. Une dizaine d’années après le diagnostic, la personne malade va devenir totalement dépendante et très souvent dénutrie, les lésions cérébrales entraînant la multiplication des fausses-routes et à terme le décès de la personne malade.
CLD : Quels seraient les axes d’amélioration à apporter dans la prise en charge des malades d’Alzheimer ?
JJ : La dénutrition n’est pas qu’une question mathématique d’équilibre. Il est essentiel d’améliorer la prise en charge nutritionnelle des patients à l’hôpital, mais cela ne suffit pas si on ne les accompagne pas au moment du repas, y compris (et surtout !) en fin de vie. Cela implique de donner aux aides-soignants le temps de les nourrir et non pas uniquement de les réalimenter, en particulier s’ils n’ont pas la chance d’avoir une famille présente à leurs côtés. C’est plus généralement la notion de plaisir qui doit être repensée à l’hôpital comme à domicile, et les aidants ont un rôle essentiel à jouer dans ce combat quotidien pour redonner aux personnes malades le goût de manger. Mais nous devons pour cela leur donner les moyens d’agir en les formant aux enjeux nutritionnels, sans quoi nous nous contentons de leur faire porter le poids d’une responsabilité bien trop lourde en en faisant les héros de la lutte contre la dénutrition, alors que cette question nous concerne tous.