Quel hôpital voulons-nous ?
Frédéric Pierru
Sociologue et politiste, chercheur au CNRS spécialisé dans la sociologie de l’État et de l’action publique, membre du Comité de direction de la chaire Santé de Sciences-Po Paris.
CLD : Pourquoi est-il si difficile de nourrir l’homme malade à l’hôpital?
Frédéric Pierru : Je dirais qu’il s’agit d’une forme de déni collectif dans un hôpital fasciné par la technique et poussé à faire de l’activité à tout prix en minimisant les coûts. La tarification à l’activité (T2A), qui transforme les établissements en usine à soins techniques, produits à flux tendus, joue contre tout ce que l’on considère abusivement comme périphérique au soin (entendu comme « cure ») à proprement parler. Le climat d’urgence budgétaire conduit les établissements à considérer tout ce qui appartient au médico-social, au psychologique, à la logistique, et, plus généralement, au care, comme non urgent. Les questions nutritionnelles sont ainsi généralement considérées comme accessoires ou peu nobles. Pour un médecin, c’est au pire un truc d’aide-soignante, au mieux d’infirmière! Qui d’ailleurs se scandalise encore de la malbouffe à l’hôpital?
CLD : Dans ce contexte, est-il possible d’investir dans des politiques de prévention de santé efficaces ?
FP : Le système de santé français s’est construit sur deux compartiments assez étanches : d’un côté ce qui relève du soin stricto sensu – l’hôpital, la médecine de ville –, de l’autre ce qui relève de la prévention. Les politiques publiques de prévention, pauvres en moyens matériels, financiers et d’expertise, sont ainsi, par mimétisme, toujours « plaquées » sur les politiques de santé. Seule la prévention la plus en phase avec les canons médicaux, par exemple les dépistages (cancer, etc.), parvient à se frayer un chemin. Par contre, la prévention primaire, c’est-à-dire la plus en amont, est totalement négligée. C’est le cas des questions nutritionnelles. Et le tournant pris depuis les années 2000 ne fait qu’aggraver cet état de fait. Les infirmières ou les médecins commencent à prendre conscience de leurs enjeux, mais quand vous êtes débordé faute de personnels suffisants, la question devient très accessoire.
CLD : Vous avez corédigé le Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire1. La lutte contre la dénutrition peut-elle s’ intégrer dans votre appel ?
FP : L’objectif de ce manifeste était de provoquer le débat public autour de certaines transformations invisibles politiquement, mais délétères du point de vue des valeurs qui forment le socle de notre système de santé : la solidarité, l’égalité, le respect des patients, etc. Mais nous ne voulions certainement pas non plus célébrer un âge d’or qui n’a jamais existé. Notre système de santé a des faiblesses historiques, je dirais congénitales, et il faut y remédier. Celle des politiques de prévention en est une, évidente, comme d’ailleurs les inégalités sociales de santé.
À l’évidence, la lutte contre la dénutrition est un bon angle d’attaque pour interroger les impensés de notre système de soins et ses dérives actuelles, car elle pose cette question : quel hôpital voulons-nous? Des soins de qualité ne passent pas seulement par le high-tech, mais par une considération de la globalité de la personne malade. L’humanisme n’est pas le supplément d’âme de la médecine industrielle. Il est la condition même de l’efficacité de cette dernière.