Lutter contre la dénutrition, c’est nourrir le droit au bonheur

Jérôme Guedj

Conseiller départemental, président du conseil général de l’Essonne (2011-2015), député socialiste (mai 2012- mai 2014) et membre de l’Inspection générale des Affaires sociales (Igas).

CLD : Dans votre essai Plaidoyer pour les vieux, vous soutenez que « la dénutrition des personnes âgées est en France au début du XXIe siècle un problème majeur de santé publique et de pratiques hospitalières1 ». Comment avez-vous été sensibilisé à cette question ?

Jérôme Guedj : J’ai participé à l’évaluation du Programme national nutrition santé (PNNS) 2006-2010 en tant qu’inspecteur général des Affaires sociales. À cette époque, la dénutrition avait déjà été identifiée comme une thématique aussi importante que le surpoids, la lutte contre l’obésité, la promotion de l’activité physique et la diversification alimentaire, mais sans formuler de recommandations concrètes et contraignantes. L’inscription dans un plan est nécessaire pour amorcer une prise de conscience collective, mais elle ne suffit pas à produire un effet d’entraînement. Il faut que les acteurs locaux s’en saisissent, et notamment que les agences régionales de santé (ARS) soient plus exigeantes dans leur relation avec les établissements hospitaliers si l’on veut réussir à faire bouger les lignes. Les problématiques liées à la santé ne se résolvent que lorsque le sujet est identifié au niveau national et porté par les territoires. Le rôle joué par les villes actives du PNNS en est un excellent exemple. J’ai été frappé par la capacité de ces municipalités à mettre en œuvre, par leurs compétences et leurs liens avec les populations et les professionnels, des interventions de proximité, en adéquation avec les orientations du Programme.

CLD : Quelles sont les possibilités d’action des élus de terrain, notamment des conseils départementaux ?

JG : L’alimentation est un sujet transversal qui concerne l’ensemble de la population et dans lequel les départements sont en première ligne pour agir, que ce soit au niveau de la Protection maternelle et infantile (PMI), des collèges, des réseaux d’épiceries sociales ou encore des structures à destination des handicapés et des personnes âgées. Si l’alimentation est quelque chose d’identitaire, de culturel voire de patrimonial, nous pouvons intéresser la population par ce biais pour lutter contre les inégalités et améliorer la santé de chacun à tout âge de la vie. C’est cette démarche que nous avions amorcée en recrutant une nutritionniste au conseil général. Nous avions même travaillé sur le lancement des petits-déjeuners dans les collèges. Cela nous permettait pourtant de travailler sur la notion de plaisir et de qualité : il n’y a pas de fatalité à ce que les enfants ne soient pas satisfaits de ce qu’ils mangent. C’est la même chose dans les Ehpad où l’alimentation est un moment structurant dans la vie d’une personne âgée.

Or je ne suis pas certain que la dénutrition soit suffisamment identifiée par les aidants, les intervenants à domicile et les professionnels en établissement. C’est la raison pour laquelle nous avions inscrit la lutte contre la dénutrition comme une priorité du Schéma départemental en faveur des personnes âgées 2011-2016. Notre objectif était de sensibiliser les populations, notamment les aidants, à la question de l’alimentation. L’idée était d’activer ces formidables réseaux de bonne volonté qui luttent contre la dénutrition au quotidien et de renforcer leur implication en leur donnant un cadre pour agir plus efficacement. Je crois profondément en cette force qui a fonctionné dans le domaine de la maltraitance des personnes âgées, puisqu’elle nous a permis de créer un numéro national de signalement, le 3977, à partir d’un dispositif local. L’implication de ces acteurs a été déterminante dans la mesure où ils ont permis d’alerter les pouvoirs publics sur un problème que l’on ne voulait pas forcément voir a priori. Aujourd’hui, la lutte contre la maltraitance est intégrée dans tous les programmes de formation, mais il faut savoir d’où l’on est parti pour mesurer le chemin parcouru. Avant de demander à l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) d’en faire un sujet de communication majeur, je suis convaincu que nous pouvons réussir à sensibiliser les 400000 personnes qui sont tous les jours en contact avec les personnes âgées à la question de la dénutrition.

CLD : Comment expliquer que la lutte contre la dénutrition ait tant de mal à s’imposer comme un objectif de santé publique ?

JG : La transversalité constitue un changement de paradigme auquel nos administrations ne sont pas encore prêtes. Il faut qu’il soit porté par une volonté politique forte, qui prenne la mesure de l’enjeu que représente la dénutrition. Or il y a précisément une spécificité de l’alimentation qui explique la cécité des pouvoirs publics et leur manque d’audace législative. Nous sommes incrédules face à cette question dans la mesure où elle n’est pas médiatisée et que sa reconnaissance constitue un aveu d’échec pour nos sociétés développées. Il faut y avoir été confronté dans son intimité pour comprendre l’urgence de ce problème. J’espère que ce collectif permettra de briser ce plafond de verre et d’éviter une crise du vieillissement qui risque de nous coûter très cher. Car lutter contre la dénutrition, c’est nourrir le droit au bonheur, qui est objectif inhérent à toute société progressiste.