Donnons plus de libertés aux personnes âgées

Michèle Delaunay

Députée de Bordeaux (33), ministre déléguée chargée des Personnes âgées et de l’Autonomie de mai 2012 à mars 2014, médecin cancérologue au CHU de Bordeaux (33).

CLD : La loi ASV met l’accent sur le maintien des personnes âgées à domicile. Quelles solutions peuvent être mises en place pour lutter plus efficacement contre la dénutrition à l’extérieur del’hôpital?

Michèle Delaunay : La question du maintien à domicile pose en miroir celle du degré de dépendance de la population vivant en Ehpad, et donc de la prise en charge de pathologies à haut risque dénutritionnel comme la maladie d’Alzheimer, qui entraîne des troubles de la coordination des mouvements et la disparition de l’automatisme de manger. Durant mon mandat ministériel, j’avais essayé d’introduire le « manger mains ». C’est une solution peu connue, mais qui permet à la personne de manger presque sans s’en apercevoir. La présentation et la texture des plats sont adaptées de manière ce qu’ils puissent être saisis et mangés facilement avec les doigts. D’autres pistes sont à explorer pour donner envie aux personnes âgées. Nous devons garder à l’esprit que le plaisir de manger est fondamental à tout âge, et que pour réussir à faire manger les personnes âgées, c’est un peu comme en amour : ce qui compte avant tout, ce sont les preuves.

Pour les personnes encore à domicile, et en particulier les hommes veufs ou célibataires, se pose la question du « manger seul », c’est-à-dire du plaisir, de la convivialité, mais également de la toxicité des aliments mal conservés et des troubles digestifs qui peuvent participer au risque dénutritionnel. Cette question doit s’intégrer dans une réflexion autour des objets connectés, par exemple les réfrigérateurs connectés qui déclenchent un signalement lorsqu’ils ne sont jamais ouverts. Des solutions existent, il suffit de nous mobiliser et d’être créatifs.

CLD : Quels sont les signes qui doivent alerter l’entourage?

MD : Chez la personne âgée, la dénutrition entraîne un « syndrome de fragilité » dont le signe le plus évident et le plus précoce est le trouble de la marche : on commence à marcher de manière irrégulière, avec appréhension, sans raison physique valable. Puis vient l’amaigrissement qui marque le passage vers la perte d’autonomie. L’amaigrissement est toujours un signal d’alerte, en établissement comme à domicile. Il faut commencer à faire remarcher la personne en lui redonnant confiance avec l’aide d’un kinésithérapeute, un rythme de repas adapté et du plaisir à se nourrir, sinon elle va s’enfoncer dans la dépendance et aggraver sa dénutrition. Ce sont autant de signes d’appel qui doivent être reconnus par les familles et les professionnels de santé. La dénutrition appelle la dépendance qui appelle la dénutrition. C’est ce cercle vicieux qu’il faut réussir briser si nous voulons endiguer ce fléau, en commençant par nous attaquer à sa cause la plus immédiate : la solitude. Tant que nous continuerons de laisser nos aînés manger et vieillir seuls, nous continuerons à les voir maigrir et se dénutrir.

CLD : La prescription des régimes alimentaires après 75 ans est de plus en plus controversée. Quelle est votre position en tant que médecin sur cette question ?

MD : L’important est que la personne âgée bouffe – pardon, mais ce terme a un sens très charnel qui me va bien. La question n’est plus le régime, la seule chose qui compte est que la personne âgée ait envie d’avaler.

CLD : Quel rôle le politique peut-il jouer selon vous dans la lutte contre la dénutrition ?

MD : En 2015, lors du vote de la loi Santé, j’ai déposé un amendement en faveur de la reconnaissance de la lutte contre la dénutrition comme priorité de santé publique, visant notamment à renforcer le suivi nutritionnel des personnes âgées vivant en Ehpad. Il a été voté en première lecture, mais il a été par la suite complètement vidé de sa substance puisqu’il s’est transformé en un amendement interdisant le recours à des mannequins trop maigres et dénutris, afin de lutter contre l’anorexie mentale. Je suis bien consciente qu’on ne peut pas contraindre par la loi une personne âgée à manger trois fois par jour et à être systématiquement accompagnée pendant son repas, mais on peut alerter les familles et l’ensemble des professionnels de santé sur le risque de dénutrition et leur apprendre à le dépister avant qu’il ne se concrétise.

Le pouvoir du politique est de parler de la dénutrition, mais également de poser les bonnes questions autour de la prise en charge des personnes âgées, par exemple : les maisons de retraite sont-elles des lieux de repos ou des lieux de soins? Il est clair que les contraintes ne sont pas les mêmes en termes de coûts et de normes. Nous n’avons jamais tranché cette question qui a pourtant des conséquences énormes sur le plan de la lutte contre la dénutrition. Ainsi, il est théoriquement interdit aux résidents de consommer de l’alcool ou de rentrer dans la cuisine, alors que la plupart ne font que réceptionner des plats préparés. La bonne odeur de gâteau ou de crêpes s’y fait donc de plus en plus rare et même si celle-ci est présente, il est interdit aux résidents de venir se servir comme ils le feraient dans leur propre cuisine. Cela pourrait pourtant permettre de résoudre le problème du jeûne nocturne et plus généralement des horaires de repas. Ce type d’aberrations doit nous inviter à adapter les normes d’hygiène et les discours de santé publique aux besoins de nos aînés, et de ne plus censurer par principe le plaisir et la gourmandise, car ils demeurent les remparts les plus puissants et les moins coûteux contre la dénutrition.