Redonner goût au collectif pour s’ouvrir à la vie

Jean Fontanieu

Secrétaire général de la Fédération de l’entraide protestante (FEP), qui a pour objectif de lutter contre toutes les atteintes à la dignité humaine, pour une société plus juste et plus solidaire.

CLD : Votre engagement est lié à une réflexion éthique sur la question de l’exclusion. Quelle place y occupe l’alimentation?

Jean Fontanieu : La question de l’alimentation se retrouve dans nos réflexions aussi bien autour du plaisir, des interdits religieux, mais aussi de la fin de vie. Quand l’autonomie n’est plus là ou lorsque les souvenirs s’effacent, ne restent souvent plus que la mémoire des sens, l’autonomie du goût et le plaisir de se nourrir, c’est-à-dire le partage. C’est en cela que la problématique de la dénutrition nous paraît essentielle. Quand on s’intéresse à l’action de manger, à ce qu’elle représente, on se rend vite compte que la nourriture forme un lien vital fondamental, à la fois culturel, psychique et collectif, qui excède le simple rapport au corps. Ainsi, quand on évoque la dénutrition, c’est moins la question de l’équilibre nutritionnel qui nous intéresse que celle de l’équilibre humain, de sa fragilité et de sa globalité.

CLD : Selon Olivier Bauer, « le protestantisme est souvent perçu comme une culture peu favorable aux plaisirs terrestres, et notamment à ceux de la table ». Partagez-vous cette analyse ?

JF : Par définition, le protestant est un croyant autonome. Comme la religion est peu structurée, les protestants sont libres et responsables. C’est ce que Luther évoquait quand il parlait de la « grâce des protestants reçus à leur naissance ». Cette responsabilité s’est affirmée dans un contexte d’exhortation à revenir aux sources du message de l’Évangile, c’est-à-dire à une discipline et une sobriété qui ont conduit à édifier l’image du protestant austère. La question du plaisir de la table sera alors moins vue comme une fin en soi qu’un moyen pour la paix entre les hommes, mais ça ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer aux plaisirs!

CLD : Comment comprendre qu’il y ait autant de personnes dénutries dans nos sociétés d’abondance ?

JF : Nos sociétés d’abondance génèrent de l’exclusion et de la pauvreté. Or l’exclusion dénutrit à la fois parce qu’elle induit des carences, et parce qu’elle fait perdre progressivement le sens de la nourriture en rompant ce lien fondamental qui nous rattache au monde. On le constate auprès des personnes sans domicile fixe, où la question de l’alimentation se pose quotidiennement. Avant de s’intéresser aux problématiques liées à la nutrition, il faut donc se poser la question du rapport entre alimentation et modernité. Dénigrer l’alimentation, c’est se couper progressivement de soi, de ses goûts, mais également de son prochain. La meilleure manière de prévenir la dénutrition est donc de redonner goût au collectif en luttant contre l’isolement et la dépendance, car leurs effets sur la santé psychique sont absolument dramatiques. Nos préférences alimentaires constituent autant de repères et de marqueurs de notre personnalité qui, lorsqu’ils disparaissent, ne font qu’accélérer le processus d’exclusion. C’est ce cercle vicieux que nous devons rompre pour construire, demain, une société plus juste et plus solidaire.